Harceler les méchants

Bérénice arbore à son cou l’une de ces Furies auxquelles la mythologie attribuait ce rôle. Elle est l’un des personnages majeurs du roman éponyme de Julie Ruocco 1 . Archéologue aux frontières de la légalité, elle se rapproche dans ses errements hasardeux d’une autre frontière, turco-syrienne, où sa rencontre d’Asim ouvrira la possibilité d’un espoir. Elle déterrait les souvenirs morts d’un lointain passé. Il dut, à Alep, enterrer le sanglant souvenir des vivants.
Ensemble, dans un récit où le rôle des femmes tient le premier rang dans une dignité plus forte que tout, ils s’extirperont sans oubli de leurs démons pour retisser l’espérance d’une humanité blessée mais retrouvée. Julie Ruocco frappe un grand coup avec ce premier roman dans une écriture à la fois aisée et très élaborée. Elle jongle avec maestria entre l’incontournable récit des tragédies de l’autre côté des Taurus et le combat de tant d’anonymes, de femmes surtout, sans héroïsme mais en conscience pour garder l’espoir vivant : « C’est difficile de prendre les armes {…} quand on sait qu’il y a des batailles qui resteront vaines et quand on est certain que le sang versé ne pourra jamais être ni payé ni rendu » dira à Bérenice une commandante kurde.

La mémoire en ultime résistance

Au fil du récit, reprenant l’ambition fauchée dans un charnier de la sœur d’Asim, ces deux êtres qui ne devaient jamais se rencontrer reprennent le travail de mémoire et garder chez les vivants la trace des morts et le fil de l’Histoire. Un fil ténu, douloureux, mais un fil qui se renforce et tisse des liens tout en subtilité entre les personnages. Leur parcours, par petites touches, tout en pudeurs, sans naïveté et plein d’une conviction qui se forge au même rythme, apporte au roman de Julie Ruocco une fraîcheur rare qui ne cèle en rien la réalité. Bien au contraire car le conflit syrien n’y forme pas un prétexte mais est dans son écriture même un élément juste, fort et indissociable de ce roman. Il rappelle dans la fureur de l’actualité, la tragédie syrienne toujours à l’œuvre. Il évoque dans la mémoire de celles et ceux qui avaient pu y aller, avant, la beauté et la paix perdues, par la furie des Hommes, de ces terres et de ses habitants.

Furies, de Julie Ruocco aux éditions Actes Sud. Août 2021