Le 19 mai 1974, à l’issue du second tour de l’élection présidentielle anticipée, Giscard, jusqu’alors ministre des finances du gouvernement Messmer III, allait prendre la barre en devenant le nouveau « locataire » de l’Élysée, bâtiment dans lequel sa famille n’emménagera d’ailleurs pas.
Retour sur ce printemps de 1974 au cœur de la famille du nouveau président, avec Louis Giscard d’Estaing, ancien député, conseiller régional et maire de Chamalières.
Olivier Perrot : Ce 19 mai 1974 est-il un jour de bascule pour vous et votre famille ?
Louis Giscard d’Estaing : Oui c’était une bascule parce qu’on passait un niveau au dessus dans les radars des médias, de l’attention de notre entourage. À ce moment, le regard de mes camarades de classe a changé. On était déjà les enfants du ministre des finances, personnalité importante de la vie politique, mais c’est vrai que président de la république, il n’y en a qu’un alors que les ministres il y en a plusieurs. Donc cela focalisait l’attention et en plus c’était la première fois qu’une président vivait en famille. Nous avions décidé de ne pas nous installer à l’Élysée justement pour préserver notre vie de famille.
O.P : Votre mode de vie est resté le même ?
L.G E : Oui, on avait pas de sécurité, j’allais à l’école sans aucune sécurité sauf pendant une période, quand Mesrine était en cavale. Il avait dit qu’il s’en prendrait aux enfants du président de la République. Donc ma jeune sœur en Terminale et moi en Classe prépa, on avait une protection policière, mais cela n’a duré que quelques semaines, jusqu’à la fin de la cavale de Mesrine et après cela, aucune forme de protection particulière, ni de vie officielle en famille.
Ils étaient persuadés que j’avais dit « je prends cette voiture et je pars avec »
O.P. Avoir le même nom que le président de la République, qu’est ce que cela a changé, d’un point de vue social ?
L.G E : Ça change les regards, comme le regard que j’ai pu avoir sur l’Amiral de Gaulle. On est quand même pas très loin d’une monarchie républicaine, donc cela a quelque chose de particulier. L’autre chose, c’est que de gens pensent que l’on a des avantages liés au statut. Typiquement quand je suis rentré en école de commerce, je venais de passer mon permis, j’avais 18 ans. Je suis arrivé pour la rentrée scolaire à Sup de Co Rouen avec une Renault 5 jaune, voiture prêtée par ma sœur. Elle était d’ailleurs un peu cabossée. Tout le monde avait repéré que j’avais un R5 Jaune. Quelques semaines plus tard, ma sœur voulait récupérer sa voiture et mes parents ont dit ok pour que j’ai ma propre voiture. On est donc allé chez Renault et on a commandé une R5, dont j’ai choisi la couleur, un vert d’eau. Quelques semaine plus tard, j’arrive avec l’école avec cette voiture neuve et tous mes camarades disent « ha ben c’est pas compliqué, il est allé chez Renault et il s’est servi ». Renault était une entreprise nationalisée à l’époque. Ils étaient persuadés que j’avais dit « je prends cette voiture et je pars avec ».
O.P : Le regard des autres avait changé ?
L.G E : Ce qui est important c’est de comprendre le regard que l’on porte sur soi et décoder. Cet épisode de la voiture m’a amené à réfléchir. Je me souviens aussi de ma rencontre avec l’Amiral de Gaulle en 1976 qui me dit lorsque je me présente à lui « je ne vous envie pas ! » Quand il me dit cela cela je me dis houlà, je comprends que c’est un statut, qu’il a vécu douloureusement, il l’écrira par la suite, dont je dois me méfier.
Olivier Perrot : En même temps vous saviez que c’était temporaire
Louis Giscard d’Estaing : Ce n’est effectivement pas un statut permanent. Notre père nous avait toujours prémunis contre ça. Chaque fois qu’il y avait un remaniement ministériel, il nous disait qu’il était susceptible de redevenir simple député. Il anticipait en disant que la vie politique c’est des hauts et des bas, c’est l’aléa électoral. Donc il fallait aussi que nous le vivions comme ça pour se prémunir de la suite. J’ai assez vite développé une théorie sur la proportionnalité entre les inconvénients qu’il y aurait dans le statut ultérieur et les avantages que l’on retire pendant la période où on peut tirer des avantages. Ce qui fait qu’en 81, je n’ai rien perdu. Je faisais mon service militaire en tant qu’aspirant au 2e Hussards. Le 11 mai 81 au matin, je suis revenu poursuivre mon service militaire et rien n’avait changé.
Je suis maire de Chamalières depuis plus longtemps qu’il ne l’a été…
O.P : Quand on est fils ou fille de président est ce qu’on se met soi-même une forme de pression ?
L.G E : Dans ce cas il ne faut pas se comparer. Si on avait décidé tout de suite d’entrer dans la vie politique, cela aurait été difficile à vivre parce que cela aurait voulu dire qu’on comparait nos carrières au début de la carrière de notre père qui était exceptionnelle. Député à 30 ans, secrétaire d’État à 32 ans, ministre des finances à 3… Notre père aurait probablement souhaité que mon frère Henri ou moi-même fassions Polytechnique, car c’était sa référence. Il se trouve qu’Henri est allé vers Sciences Po et moi vers les écoles de commerce. Il fallait faire les choses à notre niveau et aujourd’hui, je suis maire de Chamalières depuis plus longtemps qu’il ne l’a été…
O.P : Finalement est-ce que cette période était une période heureuse ?
L.G. E : Ah oui c’était une période heureuse, assez joyeuse même, parce qu’il y avait cette idée de l’avenir qui s’ouvrait à la jeunesse avec des droits nouveaux sur différents sujets et puis tout ce qui avait été bâti par le Général de Gaulle et Georges Pompidou en terme de bilan économique, de prospérité, les Trente Glorieuses, la restauration dans la confiance dans la monnaie dans laquelle mon père a joué un rôle directe avec Antoine Pinay.
O.P : Une période heureuse y compris au sein de la famille Giscard d’Estaing ?
L. G. E : On a commencé à prendre chacun nos trajectoires. Jacinte a fait l’École vétérinaire, ma sœur aînée a pris son indépendance dès 74/75, mais on est resté une famille unie qui continuait à se voir pendant les vacances, notamment au Fort de Brégançon pour passer quelques jours même si je m’échappais retrouver un copain du côté de Saint-Tropez… la vie officielle est entourée de photographes, ce n’est pas ce que l’on peut souhaiter avoir comme environnement de vacances ou de vie familiale. Mais jusqu’en 81 on est resté autour d’un chef de famille qui exerçait une fonction prestigieuse, chacun ayant sa propre trajectoire.
Retrouvez la première partie de cet entretien Retour sur le printemps 1974 avec Louis Giscard d’Estaing : #1, la campagne
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