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Ismaël Joffroy-Chandoutis.
Culture

Ismaël Joffroy-Chandoutis, portrait d’un «cinéaste artiste» qui questionne le monde technologique

Multiprimé pour ses court-métrages à la frontière entre documentaire et art, le clermontois prépare son premier long-métrage, "Deep Fake". Son sujet ? Le phénomène digital du même nom, le deepfake, qui permet de créer et/ou de modifier des vidéos sous l'action d'intelligences artificielles.

D’une voix posée – de celles qui manifestent le besoin de développer leur pensée -, Ismaël Joffroy-Chandoutis évoquait, en novembre dernier, son passage au long-métrage. Une préparation sur fond de confinement qu’il envisageait avec sagacité. « En tant qu’artiste, on est préparé à l’incertitude. » Abordant ses préoccupations du moment. « […] Même s’il est assez confiant. » Des dispositifs de production encore peu adaptés aux réalisateurs de la génération millenials, biberonnés aux nouvelles écritures et narrations transmedia. La reconsidération des modes de production et de diffusion d’une industrie du cinéma confrontée à l’urgence des enjeux environnementaux.

Des usages numériques et leurs effets

« Ondes noires ».

Cet ancien critique de cinéma d’être, en effet, très attentif aux modes de production de ses courts-métrages. Régulièrement sélectionnés dans les festivals, unaniment loués par la critique (1). Une approche « peut-être plus radicale » encore sur ce film en gestation, filant une thématique que cet adepte d’un cinéma libre, et non-formaté, traite depuis ses débuts : le monde numérique. Ses usages. Leur répercussion sur l’humain (Ondes noires, Swatted). L’intolérance aux ondes électro-magnétiques, le cyberharcèlement. En parallèle d’un autre thème : la mémoire. Avec ce premier long-métrage, dont il a déjà fixé le sujet – le « deepfake » , phénomène une fois de plus issu des technologies numériques – cet habitué des palmarès (2) poursuit son exploration de la représentation de l’image à l’ère de l’Internet. Sa porosité. Dans un axe de travail mêlant arts et sciences. Une démarche initiée lors de ses études au Fresnoy (3), sous la houlette d’Alain Fleischer, spécialiste de l’image.

Entre réel et virtuel, le questionnement du vrai et du faux

Ce qui intéresse Ismaël ? Les interrelations entre le réel et le virtuel, entre l’espace intime et public. L’invisible qui influe sur la réalité. Agit sur elle. L’affecte. « Mon travail s’intéresse à beaucoup de sujets qui touchent à l’invisible. A l’imaginaire pour pouvoir exprimer, de façon sensible, le réel. » Un réel interrogé à l’épreuve d’univers dématérialisés dans lesquels, pour exemple avec Deep Fake, le vrai et le faux cohabitent, fusionnent, se diluent dans un point de bascule où les intelligences artificielles brouillent les possibilités d’authentification de l’image. Où l’ « on n’est plus capable de distinguer une image fausse d’une image réelle. » Ismaël de préciser : « tout ça est déjà fait par Hollywood depuis les années 80 mais aujourd’hui ces outils sont mis à disposition du grand public. » Un sujet en accord avec le métier qu’adolescent, il souhaitait exercer : le journalisme. « L’actualité est une source d’inspiration. » Qu’il n’aura pas tout à fait abandonné. Juste transformé face à un constat : l’accélération de l’information. En quête d’un « autre médium tout en gardant son âme de journaliste », et dans lequel il pourrait présenter les sujets d’une façon différente. Entre documentaire et art. « L’art, en général, c’est l’endroit où je peux m’exprimer avec le plus de moyens différents ». A la manière d’Olivier Smolders, une de ses influences, documentariste lui aussi, et dont il apprécie le modus operandi. « [Son] économie de moyens qui permet d’avoir une certaine maitrise de plein d’étapes dans la fabrication [et] qui se rapproche d’un geste d’artiste.» Ismaël de décrire son propre processus créatif : « […] travailler avec tous les récits d’images dans un mode de pensée journalistique, plasticien, d’animateur, de peintre, de musicien, d’écrivain et c’est en ça que j’ai fait cette démarche de cinéaste artiste. »

« Swatted ».

Le geste documentaire au service d’une fabrication éco-responsable

Chez Joffroy-Chandoutis, le geste documentaire « vient en premier », dans le souci d’une forme imaginée selon le fond. Dans la co-existence d’un contenu à valeur informative – composé de témoignages -, et de séquences invitant à l’expérimentation du sujet par l’image. Son animation. Des intermèdes signifiants, à l’esthétique sur-mesure, puisant dans la grammaire numérique. Glitchs, modèles filaires, espaces en 3D. Une boite à outils pour illustrer un fait sociologique, neurologique. Et pour lesquels Ismaël s’adjoint des compétences complémentaires (développeurs, collectifs d’artistes). Pour ce long-métrage, Ismaël veut l’« orienter sur du collage » d’images pré-existantes, en partie collectées sur le net. Car pourquoi filmer ce qui existe déjà ? L’idée étant de « davantage sculpter dans l’image plutôt que d’en créer de nouvelles ». Répondant, dans ce procédé, à l’exigence de cohérence induite par l’éco-responsabilité. Assumant « [cette] obsession de la cohérence. » A chaque étape de fabrication. En solo pour certaines phases. Pour d’autres, en équipe. Réduite. « Des amis de Belgique et de France », avec lesquels il dialogue beaucoup. « Ce qui a de l’importance, dans ce dialogue, c’est qu’est-ce qu’on fait des images ou des sons. » Une des étapes cruciales restant le montage. Prédominante dans son « cinématière ». « Il y a beaucoup de travail qui se fait au montage et qui se rapproche de ce que Godard fait. » Dans l’importance accordée à chaque élément. « J’aborde les films comme des films de tissage, de collage qui me demandent la plupart du temps de séparer l’image et les sons. » L’image, le son. « C’est un même ensemble. Tout est son. La voix, les bruits, la musique. »

Une esthétique sur mesure, entre abstraction et figuration

« La proposition picturale que je fais dans chaque film nous plonge dans un monde intérieur qui mélange cet entre-deux entre une forte abstraction et en même temps un certain réalisme.» Vérifiable dans Ondes noires (2017), Swatted (2018), Maalbeek (2020). Alliant un propos fort à des animations aux ambiances prégnantes. Presque contemplatives. Hypnotiques. Sur un sujet de société pointu. Des oeuvres très personnelles.« Je suis touché par des oeuvres, plastiques, muettes dont la poésie ne ressort qu’à travers le mouvement, le clignement des yeux. » Dans ce futur long-métrage qu’il a prévu d’intituler Deep Fake, elle prendra la forme d’une esthétique emblématique de l’Internet, la vapor-wave. « J’ai envie de lui rendre hommage (…) Dans un hyper-réalisme immersif, qui convoque autant celle de la pub, des clips, de la peinture d’Hockney, du surréalisme à la Dali, De Chirico, des jeux-vidéo. » Où pousser encore plus loin l’immersion dans l’image. « Il y a une manière de filmer qui permet de rentrer dans l’image de façon hologrammatique – déjà proposé par des YouTubeurs (SMR). Des déclencheurs visuels qui créent cette immersion. » Parfaite par le son binaural (4).

Des attaches clermontoises que ce cinéaste artiste cultive

Né à Lyon, c’est dans la ville de son enfance, Clermont-Ferrand que cet amateur des réalisations de Virgil Vernier et Marie Losier revient régulièrement. Qu’il y retrouve ses amis. « Les dirigeants de Picture, Mustang. C’était ma génération. » Des lieux assidûment fréquentés : le Festival du Court-métrage, la Coopérative de Mai. De confier : « j’allais quasiment chaque semaine dans les concerts. » La musique ? Une pierre angulaire dans la vie de ce musicien de formation qui se souvient avec émotion de ce professeur de piano, Stéphane Poyet qui « [lui] a donné une autre lecture de la musique. Que j’aimais beaucoup. » De passer en revue ses endroits préférés. Ses cartes psychogéographiques. « Tout le quartier de la gare. Des Pistes […] Croix-de-Neyrat. La Pradelle. Les bars. St-Jacques. C’est des choses qui me marquent, ces lieux à des endroits à la fois bruyants et inertes qui sentent l’ennui […] ce sont ces lieux-là qui m’intéressent. »

NB : Maalbeek & Ondes noires sont visionnables sur la plateforme Tënk.

« Maalbeek ».

 

(1), Prix du public & Prix des effets spéciaux par Adobe au dernier festival international du court-métrage de Clermont-Fd.
(2), https://www.imdb.com/name/nm5604010/awards
(3), Studio national des arts contemporains, situé à Tourcoing.
(4), Le son binaural, autrement appelé son 3D, permet de « recréer un espace sonore en 3 dimensions lors d’une écoute au casque. »

À propos de l'auteur

Sandrine Planchon

Après une prépa lettres et des diplômes en sciences humaines, Sandrine Planchon s'oriente vers la radio. Depuis 1999 elle travaille différents formats sur Altitude, Arverne, RCF, RCCF. Investie depuis 2015 dans un projet sur le numérique avec Elise Aspord, historienne de l'art, elle encadre aussi depuis 2014 les projets d'étudiants du Kalamazoo College (US).

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