Parlant voyage elle évoque ce take care si souvent utilisé aux rencontres des routes et déroutes[1] pérégrines.
Le confinement lui-même, par son étymologie, appelle aux confins. Alors que le premier restreint nos horizons à la fenêtre, à la terrasse où l’on se découvre la main verte ou au fond du jardin pour les plus chanceux, les deuxièmes nous ramènent à ceux que l’on allait arpenter dans notre géographie personnelle des limites du monde. C’était avant.
Nos ardeurs en la matière sont clouées au sol, comme les avions. Et comme les librairies sont fermées, on maintient l’espoir en se plongeant dans la bibliothèque. On ressort les reliures fatiguées, on rouvre les pages jaunies et écornées. On relit sous la poussière des récits épiques ou des proses ciselées.
On se prête même au jeu de l’ouvrage en phase avec notre actualité. On écarte les plus évidents, on délaisse Oran et la Provence, on trouve des confins.
Le poisson scorpion
« J’ai vu cette écriture si familière s’exalter en se dégradant. Elle est fébrile, inégale, comme dilatée par la chaleur ». J’ai rouvert, esseulé, ce livre de Nicolas Bouvier, esthète des lettres et du voyage.
Cet écrivain orfèvre achevait des mois sans fin entre Europe et Inde. Il trouvait, rincé par la route, un confinement moite à Galle, Sri Lanka, dans une chambre qui « coûte une roupie par jour, le soleil rien : il l’allume, il s’y promène, il y fait naufrage dans des murs crépis … ».
Aux confins de son long voyage, l’auteur, malade et à l’ardeur fuyante, s’est confiné dans des murs étroits et épuisés, à tenter de travailler, distrait par les fièvres et, « la nuit regorgeant de lenteur », par la ménagerie grouillante et minuscule qui livre batailles incessantes entre armées de termites, bataillons de scolopendres, cohortes de fourmis guerrières et autres charges cuirassées de scorpions ou cancrelats.
Ses sorties rares et limitées observent, fatigué mais dans une langue précise et heureuse, la communauté qui l’entoure. Elles cherchent une espérance « qui fléchit sous le poids du ciel » et dérivent dans ses échanges lunaires avec le père Alvaro, fantôme philosophe qui ne laissera au matin que l’ombre fantasmée de sa bure.
L’auteur perdait pieds. La mémoire des lieux, des êtres, des instants l’abandonnait à sa solitude. « J’ai cru si longtemps en Dieu, c’est bien son tour de croire en moi ». Padre Alvaro rattrapait ainsi le naufragé à qui plusieurs chapitres seraient encore nécessaires pour revenir à la vie et au monde : « Moi, je refleuris tout seul au cœur de mon petit enfer ».
La démonstration peut-être qu’un voyage est au grand jour et intérieur à la fois. Nicolas Bouvier qui nous emmenait dans des pages filant comme un soyeux les routes de Yougoslavie, d’Iran et d’Afghanistan[2], concluait ici en vérité son vrai périple.
[1] « Routes et déroutes ». Entretiens avec Nicolas Bouvier par Irène Lichtenstein-Fall. Editions Metropolis
[2] L’Usage du monde.
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