
«Je» n’est autre que Félix Ronserail (1) , envoyé spécial du journal Le Moniteur du Puy-de-Dôme au procès, très médiatisé, des jeunes patrons d’une tonnellerie clermontoise, sise 50 rue Saint-Dominique. Au fil des comptes rendus d’audiences, les protagonistes de ce fait divers sensationnel défilent sous la
plume aussi savoureuse qu’impitoyable du Frédéric Pottecher clermontois de la Belle Époque.
Voici Jean Thomas, dit «Antony», le cerveau du gang, né le 5 septembre 1878 à Clermont, «faux-col, plastron irréprochable de blancheur et épaules larges, joli garçon s’il ne louchait abominablement derrière les vitres de son lorgnon». Il appartient à la loge maçonnique «Les enfants de Gergovie», dont l’un des Vénérables fut Edmond Guyot-Dessaigne (1833-1907), par ailleurs maire de Cunlhat, député Gauche radicale du Puy-de-Dôme et… ministre de la Justice dans le gouvernement Clemenceau (1906-1907) !
Voici son frère, François, né le 24 mars 1880, «moins élégant dans un complet veston noir, physionomie douce éclairée par des yeux brillants d’intelligence ». Voici Antonin Faure, leur complice, ouvrier d’usine né le 29 mars 1879 à Aulnat, «trapu, bourru, à la figure sans expression, à la carrure de lutteur, aux membres costauds».
Et voici Michel Dufay, 54 ans, antiquaire-receleur, 27, rue Blatin (2). ..Tous quatre doivent répondre de pillages d’églises à répétition…
Ratissage méthodique

© Monuments historiques
En octobre 1905, deux reliquaires du XIII e siècle en cuivre et une châsse émaillée disparaissent, en plein jour, des églises de Solignac et Laurière (Haute-Vienne). Direction Clermont par le premier train puis, via la même voie ferrée, la boutique du respectable antiquaire parisien Henri de Lannoy. La transaction
rapporte 4 000 francs aux filous auvergnats. Dans la nuit du 10 au 11 novembre 1906, c’est au tour du musée de Guéret de recevoir la visite des lascars. Les vitrines volent en éclats tandis que dix-huit objets d’art, notamment une tapisserie au petit point du XVII e siècle, sont volés ; le bénéfice est immédiatement investi dans l’entreprise familiale.
Grisés par leurs succès, les pilleurs passent à la vitesse supérieure… En mai 1907, ils jettent leur dévolu sur l’église romane de Saint-Nectaire et son buste du XII e siècle représentant saint Baudime. Ce chef-d’œuvre refera surface au fond d’une cave de la rue clermontoise Breschet, recouvert de paille et dissimulé dans une futaille à alcool ! Vient ensuite le tour de la Vierge de La Sauvetat (Puy-de- Dôme) avant que, le 13 août 1907 – dans l’église Saint-Calmine de Laguenne, près de Tulle –, une colombe eucharistique du XIII e siècle en cuivre émaillé rehaussé de pierreries s’envole.
À Ambazac, un accident de «châsse» fatal

Une telle boulimie inquiète de Lannoy qui refuse d’écouler la marchandise, allant même jusqu’à convertir à ses réticences l’un de ses confrères londoniens. Voilà pourquoi l’oiseau sacré fini «suicidé» par ses voleurs, du haut du pont parisien des Arts ! Sans doute un trop gros gibier… Que dire alors des trente-deux kilogrammes de la splendide châsse datée de la fin du XII e siècle, en cuivre doré, qui, le 6 septembre 1907, quittent nuitamment l’église d’Ambazac (Haute-Vienne) ? Au bout d’un « Chemin de croix » de dix-huit kilomètres, effectué jusqu’à la gare la plus proche (Saint-Sulpice-Laurière) à dos d’hommes par «Antony» Thomas et Antonin Faure, la terre promise parisienne est en vue. Las ! Devant le poids physique et artistique du larcin, de Lannoy se fait à nouveau prier. Ses contacts anglais aussi. La châsse se retrouve chez l’antiquaire Herpin, avec mission de lui trouver un acquéreur…
«Balancés» par la perspicacité du courtier d’art parisien Gilbert Romeuf, nos «châsseurs» sont cueillis en douceur et en famille (maman Thomas comprise !) à leur domicile clermontois, au retour de leur aventureux périple. La châsse, elle, sera rapatriée de Londres par l’agent Calchas.
Le sens des affaires
Alors, «comme dans un bon vieux mélo», selon F. Ronserail, la morale reprend ses droits. Le 3 mars 1908, la cour d’assises de Limoges condamne «Antony» Thomas à six ans de travaux forcés et chacun de ses coïnculpés à deux ans de prison. À l’annonce du verdict, «l’antiquaire Dufay verse d’abondantes larmes, Faure baisse la tête, les frères Thomas demeurent impassibles». Pourtant, pendant la suspension d’audience précédant la sentence, «Antony» n’avait pas perdu son sens inné des affaires douteuses : il s’était fait apporter une plume et de l’encre et avait signé toute une série de cartes postales sur lesquelles figurait la photographie de la fameuse châsse d’Ambazac, les cédant 50 centimes à un employé du palais, chargé de les écouler ! Un gros succès, comme l’opérette As- tu vu la châsse ? Inspirée des exploits du gang des Auvergnats, cette œuvre non impérissable a été donnée, au casino de Limoges, une centaine de fois. Comme quoi, par tous les temps de l’histoire de France, y compris sous l’orage de la séparation de l’Église et de l’État (3) , tout se termine par des chansons. Même «l’audace inouïe» de cambrioleurs sans loi ni foi !

1 / Journaliste (1868-1931), il a travaillé pour Le Moniteur, Le Petit Marseillais et La Vigie Marocaine ; auteur de L’Auvergne, autrefois, aujourd’hui, 1913.
2 / Frère d’«Antony» aux Enfants de Gergovie.
3 / Votée le 9 décembre 1905, la loi entre en vigueur le 1 er janvier 1906.
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