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Chamfort /Illustration X
Chamfort, un progressiste meurtri. © D.R.
Chroniques Histoire

Chamfort, pas si «à fables» que cela…

Comment le chemin de Sébastien-Roch-Nicolas de Chamfort, possiblement issu, en 1740 ou 1741, des amours cachées d’un chanoine de la cathédrale de Clermont avec une « quadra » de l’aristocratie, croisa-t-il celui de Jean de La Fontaine, né cent-vingt ans plus tôt à Château-Thierry ?
Un bel embouteillage d’Ancien Régime, sur le pont Neuf ! © Musée Carnavalet, Paris
Un bel embouteillage d’Ancien Régime, sur le pont Neuf ! © Musée Carnavalet, Paris

Qu’est-ce qu’un philosophe ? La réponse de Chamfort fuse : «C’est un homme qui oppose la nature à la loi, la raison à l’usage, sa conscience à l’opinion et son jugement à l’erreur.» D’accord, mais alors un tel individu n’aurait plus rien de commun avec une société de vanités et de calculs ? Sans doute, mais  qui a détruit un préjugé, un seul préjugé, est un bienfaiteur de l’humanité». Chamfort observe, écoute, synthétise et tranche, avec une misanthropie parfois joyeuse : «La plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri.» Pour ce familier du Paris favorisé et insouciant d’avant la Révolution, quel chagrin de voir le grand souffle révolutionnaire sombrer dans le fanatisme terroriste et donc atteindre la négation de l’esprit ! Oui, pour ce membre de la loge maçonnique des Neuf Sœurs, affiliée au Grand Orient de France et très active dans le soutien français à la guerre d’indépendance des États-Unis (1) , en 1789 un changement radical était nécessaire.

Le plus raté des suicides

Jeton de la loge des Neuf Sœurs (1783).
© D.R.

Non, l’amour inconditionnel de la liberté ne devait pas mourir dans les bras étouffants de la Terreur de Robespierre, ce «chien perdu que personne ne peut arrêter». Alors, en 1793, à la perversion des idéaux révolutionnaires initiaux, Chamfort, qui a osé se réjouir publiquement de l’assassinat de Marat et versifier sur sa nostalgie de l’Ancien Régime – cet heureux temps où «[v]arier ses plaisirs était l’unique affaire» –, préfère la mort. Le 14 novembre, il se tire une balle dans la tête qui ne réussit qu’à lui arracher une partie du nez et de la mâchoire. Déçu, dans la foulée, il récidive avec un presse-papier inopérant pour lui trancher la gorge et lui transpercer la poitrine mais suffisant pour le taillader profondément. «Hélas,» malgré le sang perdu, il survit jusqu’au 13 avril 1794, succombant finalement à une «humeur dartreuse», vraisemblablement consécutive à une mauvaise cicatrisation de ses blessures. Enfin libre !

Liberté, liberté chérie…

Bien qu’Académicien français, élu en 1781 au fauteuil numéro 6, de (2) Chamfort a besoin de reconnaissance. D’où, de maxime en anecdote ou article
journalistique, son zèle à faire parler les mots et sa dextérité à jouer de ses amitiés, de Louis XVI (dont il reçut une pension) à Sieyès via la comtesse de Choiseul ou Mirabeau… Il assume : «On me connaît des maximes républicaines et plusieurs de mes amis sont vêtus de décorations monarchiques. J’aime la pauvreté volontaire et je vis avec des gens riches. Je fuis les honneurs et quelques-uns sont venus à moi […]. Ajoutez que je crois les illusions nécessaires à l’homme et je vis sans illusion ; que je crois les passions plus utiles que la raison [et] je ne sais plus ce que sont les passions.» Seul fil conducteur de sa vie, un farouche et intransigeant amour de la liberté.

La Fontaine, son génie et ses «fautes»

Rencontre entre le fabuliste La Fontaine…© P. Julien / Musée du Louvre
… Et le critique Chamfort !
Coll. Simonet

Que reste-t-il de ce passionné désabusé ? Des Maximes, pensées, caractères et anecdotes, une petite rue à Clermont-Ferrand – où, d’après le registre de la paroisse de Saint-Genès, il serait né le 6 avril 1740 – et deux rares volumes commentés des Fables de La Fontaine. Sortis en l’an IV (1796) de l’imprimerie parisienne de Delance, ils ont appartenu au maître en chirurgie montferrandais Fournier. Sauvés de l’oubli il y a plus d’un demi-siècle par l’émérite bibliophile clermontois Alfred Redon (1919-2006), ils contiennent une notice biographique et un Éloge de La Fontaine – primé par l’Académie de Marseille, le 25 août 1774 – suivi d’une Épitre à Chamfort par le poète de la Pléiade Jean Dorat. Dans son Éloge, Chamfort déplore que son amitié pour Fouquet ait privé «[l]e plus modeste des Écrivains » des bienfaits de Louis XIV, par ailleurs indifférent aux «débats du lapin et de la belette». Et le style de La Fontaine ? Selon Chamfort, «les fautes contre la langue qui le déparent sont difficiles à excuser […]. À l’égard de ses fables, plusieurs [lui paraissent] un peu longues ; il y en a même dont la morale est commune ; d’autres où elle est vague [et] d’autres enfin où l’on trouve des maximes fausses et dont ceux qui gouvernent les hommes pourraient faire peut-être un usage funeste (3) s’ils oubliaient que la force ne fait pas le droit.»

Distribution de «bons» points

L’ex-libris et les annotations d’Alfred Redon.
Coll. A.-S. Simonet

«Très insuffisant, copie à revoir» !… Chamfort est sans pitié pour l’écervelée cigale et la besogneuse fourmi, héroïnes de la fable première du livre premier, ce qui explique qu’elle soit «très-citée». Le fait est que «[c]ette fable est une de [ses] plus faibles». Quant à l’économe fourmi, «La Fontaine veut dire que d’être prêteuse est son moindre défaut, pour faire entendre qu’elle ne l’est pas, et on peut croire […] qu’elle a de bien plus grands défauts. Il y a là une équivoque, ou plutôt une vraie faute.» Mention «Assez bien» pour maître Corbeau, son arbre, son fromage et son malin compère Renard, même s’«[i]l est fâcheux que Monsieur rime avec Flatteur, c’est-à-dire ne rime pas ; mais c’était l’usage alors de prononcer l’r de monsieur. […] C’est ici qu’on commence à trouver La Fontaine. Le discours du renard n’a que cinq vers, et n’en est pas moins un chef-d’œuvre.» En outre, «[i]l est plaisant de mettre la morale dans la bouche de celui qui profite de la sottise». Mention «Bien» pour la laitière et son pot au lait chahuté : « Que de grâce et de naturel dans la peinture de cette foiblesse si naturelle aux hommes d’ouvrir leur âme à la moindre lueur d’espérance.»

Le prix d’excellence


« Presque par-tout, l’opinion publique est aussi partiale que les loix. »
Coll. A.-S. Simonet

«Selon que vous serez heureux (4) ou misérable, / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.» Aux Animaux malades de la peste, réunis par le roi lion pour désigner parmi eux une victime expiatoire dont la mort rédemptrice calmerait le céleste courroux, et qui vont s’acharner sur un pauvre baudet, Chamfort décerne le prix d’excellence. «Le second volume des Fables ouvre par le plus beau des Apologues (5) de La Fontaine, et de tous les Apologues. Outre le mérite de l’exécution, qui dans son genre, est aussi parfaite que celle du Chêne et du roseau, cette fable [est] presque l’histoire de toute société humaine. […] Les discours des trois principaux personnages, le lion, le renard et l’âne sont d’une vérité telle que Molière lui-même n’eût pu aller plus loin. »

1 Benjamin Franklin en fut vénérable, Voltaire et les abbés Sieyès et Grégoire l’ont fréquentée.
2 Particule amovible au gré des modes politiques !
3 Notamment L’Homme et la couleuvre qui met en scène le despotisme des Grands, selon Chamfort « jamais si redoutable que quand on vient de le convaincre d’absurdité ».
4 Et non «puissant».
5 Fable illustrant une morale.

© Académie française

 

À propos de l'auteur

Anne-Sophie Simonet

Historienne de formation universitaire, Anne-Sophie Simonet arpente depuis des décennies le « petit monde » clermontois de la presse. Auteur d'une dizaine d'ouvrages, c'est en tant que président de l'association Les Amis du vieux Clermont qu'elle invite à cheminer dans sa ville natale, la plume en bandoulière.

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