Là où les mots d’Eric Vuillard brillent, resurgissent les invisibles de l’Histoire, les effrontés gommés de la surface de nos mémoires. Mais quand les formules affûtées cinglent, elles ne manquent pas de fissurer les vitrines officielles, laissant apparaître des vérités peu reluisantes évacuées des manuels d’Histoire ou des légendes locales.
La guerre d’Indochine, ce grand bourbier
Le livre débute en Juin 1928 près de Saïgon, deux inspecteurs du travail sont chargés d’enquêter sur des plantations Michelin. Suspicions de mauvais traitements à la suite d’une émeute des travailleurs et «épidémie de suicides».
C’est le début d’un enlisement qui durera plusieurs décennies. Vuillard choisira de s’attarder sur les quatre dernières années de la domination française, de 1950 à 1954. Quatre longues années durant lesquelles l’État français cherchera tant bien que mal comment sortir de l’impasse sans devenir « la colonie de ses colonies » ni perdre la face. Le Viêt-minh progresse, on ne peut plus l’arrêter.
Le lecteur suivra tour à tour la lente déchéance intellectuelle des politiques, les désastreux dénis des militaires sentant venir les restrictions budgétaires, inévitables, jusqu’au triomphe des industriels et banquiers dont on apprendra (sans surprise) qu’ils ont tant spéculé sur les millions de morts de ce conflit qu’ils se sont enrichis sur le dos de l’État. Mais à l’argent sale revient « le sale boulot ». Et c’est à coups d’adages malhonnêtes que se consolent ou se ravissent « les premiers de cordée », ceux dont les grandes familles ont bâti leurs empires sur le sang des opprimés ou sur « l’honneur de la patrie ». L’hymne national entonné dans les rangs de l’Assemblée par « de vieux renards » justifiait-il de jeter « un milliard par la fenêtre tous les jours » et de transformer « nos héroïques batailles en sociétés anonymes » ? Telle est la question. Si l’honneur de la France a un prix, celui du « quoi qu’il en coûte », tous chercheront une formule acceptable pour « une sortie honorable ».
Mauvaises recettes, indigestion générale
Une fois de plus, Vuillard nous épate par son style truculent. Les mots sont choisis, parfois repêchés de l’oubli pour leur musique. Ils sonnent puis percutent. Et les étincelles enflamment la nuit de ces formules vides qui ponctuent les débats politiques : « C’est un comble ! », « Nous sommes servis » … Et ainsi de suite jusqu’à épuisement de la tristesse.
Car la Comédie de l’Histoire n’est pas toujours drôle. Il arrive qu’elle soit pathétique. Usant (ou abusant, diront certains), de la satire, Vuillard nous dépeint les corps boursouflés de « grands hommes » à l’agonie. On toussote et voilà que les boutons des vestes sautent. Et on ne cesse de les reboutonner, ces vestons, tout au long du roman, comme si la prestance devenait une prouesse impossible. Il faut dire qu’on ingurgite des repas indigestes entre deux débats à l’Assemblée. On lutte pour contenir « sa gidouille » en proie aux flatulences, à la constipation, aux acidités. La 4e République, à l’instar d’Herriot, « sépare le cerveau et l’estomac » sans trop s’alarmer des idées qui sédimentent.
Et ce n’est guère mieux du côté des industriels ou banquiers des quartiers chics : la consanguinité constitutive de ces grandes familles détenant les postes, les rentes, la richesse, les réduit finalement à ce piètre mot : l’inceste.
Décoloniser, c’est désacraliser ? Le cas Michelin (et tant d’autres….)
Contrairement aux deux inspecteurs du travail venus enquêter sur les plantations d’hévéas, le lecteur peinera à oublier la « découverte pénible » du début du livre : celle d’un Vietnamien squelettique, presque nu, attaché, les traces de coups sur son dos attestant que la torture était allègrement pratiquée sur les coolies. Le directeur des établissements Michelin en Cochinchine feindra l’étonnement. Mais l’auteur en profite pour rappeler les accointances d’André Michelin et de Frederik W. Taylor. Quoi de mieux que les colonies pour dresser des travailleurs moyens au meilleur des rendements ?
On s’accordera à dire que si la littérature n’a pas vocation à panser les erreurs de l’Histoire ni à en faire surgir une vérité univoque, elle aura au moins ce mérite de les rappeler afin qu’on ne les néglige pas. Pour que l’éternel recommencement ne soit pas une innocente fatalité, certains livres ravivent les plaies.
En ça, la rage sans concession de Vuillard est honorable.
A propos de l’auteure de cet article : Raphaëlle Riol est née à Clermont-Ferrand. Après des études de lettres à l’Université Blaise Pascal, elle a poursuivi ses études avec une maîtrise sur la poésie contemporaine. Elle vit et travaille à Paris où elle est professeur de lettres. Elle est l’auteur de cinq romans parus dans la collection La brune des Editions du Rouergue.
Une sortie honorable, Éric Vuillard, Actes sud, janvier 2022, 208 pages
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