– 1 –
On m’enferma d’abord dans une maie. C’était un meuble long, spacieux, je m’y allongeai avec aisance et n’eus même pas à replier mes jambes. Il me parut que cette maie était ancienne, proche de celle que nous avions autrefois dans la cuisine de ma grand-mère maternelle. Immédiatement je songeai à ces couverts, à ces assiettes qui nous servaient quotidiennement.
— Tu te souviens ? me dis-je, assiettes creuses aux petites étoiles sur la faïence, chaque soir disposées en cercle sur la toile cirée puisque chaque soir nous mangions de la soupe ! Odeur de bouillon chaud, très chaud : elle m’emplit les narines, je retrouvai le vermicelle fumant et les petites pâtes en forme de trèfle, carreau, cœur, pique qui me faisaient réclamer : — On joue à l’écarté, ce soir ?
À dire vrai, l’odeur légèrement salée de la soupe se mêla immédiatement à l’esprit du bois de la maie et j’éprouvai un réel bien-être à inhaler longuement le parfum sucré d’amande douce qu’exprimait le merisier blond autour de moi. J’en imprégnai tout l’intérieur de mon corps en me frottant aux six parois du meuble, à la manière, pensai-je, des animaux, des mammifères qui recouvrent l’écorce des arbres ; il me parut encore que le toucher de ce meuble était très doux comme s’il eût été de satin.
cependant, malgré l’obscurité qui m’enveloppait, je compris que le bois était bois et n’était pas étoffe et que la douceur que j’éprouvai me venait directement de ma nudité. J’étais nu dans la maie !
— Pourquoi m’ont-ils mis nu ?
J’ignorais qui étaient ces « ils », cela ne m’importait guère, personne ici ne pouvait me voir.
Durant les deux semaines que je passai dans la maie, je m’appliquai donc à poursuivre les mouvements de mon corps contre les planches de la maie, alternant caresses lentes et saccades, et le plaisir que je retirai de cet exercice renouvelé me permit d’oublier presque totalement les injonctions qu’on m’adressa de l’extérieur, dès les premiers jours :
— Écris, écris, tu es écrivain, profite de ce temps de confinement pour écrire.
– 2 –
Après ces deux semaines de confinement, il advint – je ne sais comment – que mon corps rétrécit jusqu’à me conférer désormais la taille d’un enfant de douze ans.
— C’est la preuve, constatai-je, qu’une telle métamorphose ne se rencontre pas que dans les mythes et les contes.
On me transporta dans un garde-manger. immédiatement je reconnus le garde-manger de la grand cave. Grand cave fermée par une immense porte aux planches presque jointives dessinant une hachure, la lumière y était pauvre ; très vite cependant je distinguai des formes qui m’étaient familières : le pressoir, là-bas, dans le fin fond de la cave, où mon grand-père chaque automne confectionnait un vin rouge aigrelet, la hotte en osier – les hottes en osier devrais-je dire (la grande et la petite, la mienne !) – et les quelques barriques, trois barriques, car il possédait deux vignes sur le coteau au lieu-dit « Le Brouillard » et plus loin, sur l’autre versant, une vigne à « La Touche au Mai » –, qui faisaient sa fierté.
Le garde-manger était clos par un grillage à grosses mailles de fil de fer. J’imaginai que ce réseau de mailles n’était que l’image de mon propre cerveau.
À l’extérieur les cris n’avaient pas cessé ; dans cette cave de tuffeau, ils étaient amplifiés par la pierre qui leur adjoignait sa propre énergie, ils résonnaient avec plus de force :
— Écris, écris, tu es écrivain, profite de ce temps de confinement pour écrire.
Ces cris se mêlaient aux mailles de grillage qui, du matin au soir et même la nuit, défilaient devant mes yeux ; j’éprouvais des difficultés de plus en plus nombreuses à distinguer mailles et cris, fallait-il penser que les cris avaient le pouvoir de tresser eux-mêmes le grillage ?
— Écris, écris, tu es écrivain, profite de ce temps de confinement pour écrire.
Les rats ! J’allais oublier les rats ! Les rats, par de petits grignotements continuels, tressaient également les mailles. Ils habitaient autrefois la grand cave de mon aïeul mais je n’avais nullement peur de ces petites bêtes. Petites ? allons ! énormes et bruyantes bêtes, que nous appelions, vu leur taille, des loirs.
Confiné au sein de mon garde-manger, cinquante années plus tard, je n’avais toujours pas peur des loirs même s’ils participaient de cette étrange entreprise de construction : mailles, loirs, cris.
— Une maille, un neurone, une synapse, un loir, un cri, récitai-je, une maille, un neurone, une synapse, un loir, un cri, une maille, un neurone, une synapse, un loir, un cri.
Et j’ajoutai :
— Il serait impossible que les loirs de la grand-cave se hissassent… Se hissassent ! m’écriai-je, se hissassent ! Quelle étrange forme verbale ! Quel jeu, celui de la grammaire ! Non, il convient d’écrire : il serait impossible aux loirs de la grand-cave de parvenir à se hisser jusqu’aux mailles du garde-manger.
Je découvris alors que j’avais avec moi dans le garde-manger « Le Bon Usage de Maurice Grevisse », « Le Bouquet des expressions imagées de Claude Duneton » ainsi que mon Gaffiot et mon Bailly.
— Sauvé, criai-je à nouveau. J’étais désormais captif de la grammaire française, des déclinaisons et conjugaisons latines et grecques que j’allais réviser après ces cinquante années d’oubli.
Sauvé ! Deux semaines encore pendant lesquelles je n’entendais plus les exhortations extérieures qui avaient doublé d’intensité :
— Écris, écris, tu es écrivain, profite de ce temps de confinement pour écrire.
(à suivre)
Jean-Yves Lenoir.
Commenter