Quelque 1,8 million combattants français sont prisonniers, soit 500 000 absents de plus que les 1,3 million de poilus tombés au champ d’honneur durant la Grande Guerre. Or, un prisonnier est un mort temporaire, tant pour les siens que pour l’économie de son pays. Un traumatisme collectif qui, colis obligent, a rythmé la survie de la France de 1940 à 1945. Voici un Noël 1941 au stalag[1], relaté par un prisonnier pour le numéro du 28 décembre de 7 Jours, imprimé en zone libre, à Lyon, 5 cours de la Liberté. Dirigé par le patron de La Lainière de Roubaix et magnat de la presse (Paris-Soir, Marie-Claire, Match…) Jean Prouvost[2], l’hebdomadaire sera interdit par l’occupant.
« Vingt-quatre décembre, 7 heures – Cloche. Ronronnement de moteur. Nous nous précipitons. Dans la nuit noire et glaciale, le feldwebel [sergent], avec sa lampe électrique, aide des hommes de corvée à décharger le camion. Colis, colis, sacs postaux ! De temps en temps, la lampe éclaire sur la toile grise les lettres noires du mot “France”. Petit choc au cœur… Nous sommes comme fous de joie et d’impatience. Mais il faut attendre que les colis soient triés. On bat la semelle ; on s’envoie d’affectueuses bourrades, de grandes claques dans le dos, en riant et en plaisantant. […]
8 h 30 – Dans le bureau du chef de camp, en présence de celui-ci et du feldwebel, un “logerpolitzer”, assisté de l’interprète, appelle chacun de nous à son tour. On entre, les joues rosies par l’émotion plus que par le froid. Sur des tables, un éboulement de chaussettes, de tablettes de chocolat, de biscuits, de boîtes de sardines, de paquets de tabac. […]
« [U]n Auvergnat hurle une bourrée »
9 heures – Ruée vers les baraques. On éventre les colis. On tâte les objets qu’ils contiennent. Des choses qui viennent de chez nous, des choses qui ont
le goût de chez nous, qui ont été vendues par des commerçants de chez nous, emballées par des mains de chez nous. C’est le paquet de cigarettes qu’on ouvre en premier. Et bientôt, dans la fumée du caporal bleu, chacun commence à déguster ses souvenirs. […] 16 heures – Les appels se font aujourd’hui à l’intérieur des baraques. Le chef de baraque […] remet l’état de l’effectif au sous-officier allemand de service qui, visiblement, est pressé de rejoindre son cantonnement. […]
21 heures – Normalement, ce serait l’heure du couvre-feu. Depuis la tombée de la nuit, nous braillons, nous beuglons dans notre baraque bien close, autour des lumignons, et dans un épais halo de fumée, celle des cigarettes et celle des bûches de bois gelé qui bourrent le poêle. Chants de Noël, qui alternent avec des airs militaires. 22 heures – […] Un gars de “ch’nord” lance Le P’tit Quinquin ; les Corses susurrent du Tino Rossi ; un Auvergnat hurle une bourrée qu’il scande à grands coups de pied sur les planches… 23 h 30 – Dans une travée voisine, un harmonica, soudain, se fait entendre. […] Benoît, le père dominicain, s’approche du musicien :
— “Sait-tu jouer Minuit, Chrétiens ?” Non, il ne sait pas. Mais, [g]uidé par le dominicain, il attrape la pieuse mélodie et l’exécute avec amour. […] Son Minuit, Chrétiens est rythmé comme une danse. Qu’importe, tout le monde a joint le chœur qui, spontanément, s’est formé. […] Minuit trente – Et voilà, Notre “réveillon” est terminé. »
« [L]e chien mouillé, l’odeur des stalags »
Au programme du 25 décembre, à 10 heures, « [g]rand messe dans la baraque chapelle. […] L’abbé, prisonnier comme nous, assisté par des enfants de chœur, réservistes à grosses moustaches, nous fait un éloquent sermon. Tandis qu’il parle, on cherche par la pensée les visages de la mère, de l’épouse, des gosses qui, à la même heure, dans une église de France, écoutent un prêche analogue. La France… La France… Ce nom revient sur les lèvres de l’abbé… Et il nous semble que nous ne l’entendons jamais assez. […] 13 h 30 – Grand match de football sur l’esplanade entre les barbelés et les baraques. […] 16 heures – Matinée théâtrale. Un spectacle de deux heures coupé par dix minutes d’entr’acte. On a arrangé des sketches, composé des chansons, écrit des comédies. Décors et costumes ont été faits avec les papiers et les cartons des colis. C’est ravissant. Salle comble qui sent le chien mouillé, l’odeur caractéristique des stalags. Gros succès pour le fantaisiste, le jongleur, le diseur, les clowns, les comédiens. […]
18 heures – La soupe. Rutabagas et orge perlée. Il reste encore des victuailles provenant de nos colis, heureusement. Belotes, belotes. Des belotes “saignantes”, dont l’enjeu est le tabac. 20 heures – On ne peut pas se prodiguer deux nuits de suite, n’est-ce pas ? […] Demain, re-jus, re-gras, re-confiture, re-rutabaga, re-pelles, re-pioches, re-brouettes. En attendant, notre Noël est passé… Bonsoir, vous de là-bas… Bonsoir. »
Là-bas, Tino Rossi leur répond en chantant « du » Charles Trenet : « Quand tu reverras ton village, / Quand tu reverras ton clocher, / Ta maison, tes parents, tes amis de ton âge, / Tu diras : “rien chez moi n’a changé” »…
[1] Camp pour les sous-officiers, l’oflag étant réservé aux officiers.
[2] Éphémère ministre de l’Information de Paul Reynaud et Philippe Pétain puis haut-commissaire à la Propagande jusqu’à sa démission, le 10 juillet 1940, jour du vote des pleins pouvoirs au Maréchal.
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