« Merci, bonne année à vous aussi ! » Frigorifié derrière le petit bureau posé dans l’unique entrée du Stade Michelin, l’agent de la PAG en charge des contrôles d’accès répond aimablement à mon « Meilleurs vœux pour cette nouvelle année ! »
On n’est jamais que le 3 janvier au soir, il parait donc tout naturel de sacrifier à ce rituel plutôt sympathique. Sauf qu’à l’aube de 2021, je m’interroge sérieusement sur l’efficacité de ces échanges rituels et ancestraux.
Certes, l’usage est convivial mais rétrospectivement, il semblerait que la « Bonne année 2020 ! » aurait plutôt fait ‘’tchoufa’’ comme on dit en Arabie.
Côté cour
Passé l’entrée, je longe, masqué, l’arrière de la tribune ouest tandis que la neige commence à tomber. La zone est déserte, hormis quelques techniciens de Canal+ en briefing derrière les cars de production.
En temps ‘’normal’’, à deux heures du coup d’envoi, je croiserais des dizaines de stadiers prêts à prendre leur poste, les serveurs des buvettes faisant monter la bière et préparant les sandwichs, les délégués à ceci ou cela, les habituels prestataires des jours de match, sans oublier les supporters du pesage s’impatientant déjà de l’autre côté des guichets.
Ce soir comme depuis le début des huis clos, l’endroit est carrément sinistre.
Mon regard accroche un signe de vie à l’extérieur des grilles. Ce n’est pas un client du McDo voisin dont le drive continue de faire son beurre, mais non, c’est une supportrice ! Je m’avance jusqu’à elle pour saluer sa bravoure. « J’attends l’arrivée des joueurs pour leur dire qu’on est toujours avec eux ! ». Une petite flamme dans les ténèbres.
Quelques enjambées encore et me voici rendu dans la salle de presse où plusieurs photographes ‘’font chauffer le matos’’. Comme en temps normal, ils seront 7 ou 8 ce soir autour de la pelouse, forcément peu concernés par le télétravail. Les journalistes écrits ou radio sont moitié moins nombreux qu’avant la crise Covid, une quinzaine au plus qui formeront un îlot de vie tout en haut de la tribune, tels les rescapés d’un naufrage.
Côté jardin
Pour accéder à la vue sur le gazon il faut passer par la coursive qui mène aux gradins. Morne galerie désormais sans vie où les anciennes gloires du club attendent, comme figées dans le permafrost, le retour de leurs admirateurs.
Le thermomètre affiche 0°. Les acteurs du soir entrent mollement sous les projecteurs, lèvent la tête comme pour humer les flocons, tâtent le gazon puis le ballon, échauffent les corps pour les préparer aux chocs et répètent quelques gammes.
Dans ce décor lugubre, on saisit quelques mots d’ordre lancés par les uns et les autres, filtrés par la neige qui se fait plus dense.
C’est tout juste si Jérôme, le speaker, ose troubler le silence par un essai de micro.
« Un speaker ? Pourquoi faire dans un stade vide ? » Quelques confrères s’étaient ainsi interrogés dans les colonnes de la Pravda de l’ovale. La question incluait déjà la réponse.
Et bien n’en déplaise aux tenants de la pensée orthodoxe, la présence du speaker n’est pas tout à fait incongrue au sein d’une arène vidée de la substance de ses supporters. Les éclairs de la sono seront les bienvenus pour déchirer la ténébreuse ambiance du huis clos.
Bonsoir tristesse
21heures et quelques minutes. Hommage est rendu ce soir aux trois gendarmes d’Ambert assassinés avant Noël.
L’une des victimes était abonnée à l’ASM, trésorier adjoint d’un club de supporters. Face à la tribune et à l’épouse du lieutenant Cyrille Morel, les deux équipes observent une minute de silence. Emotion.
Et puis, 80 minutes de rugby contre le Racing 92.
Amplifiés par la caisse de résonnance du stade vide, les aboiements des entraîneurs et les exhortations des remplaçants ne suffiront pas pour éviter aux clermontois, une troisième défaite consécutive à domicile. Trois huis clos, trois échecs.
Descendu du pigeonnier, je repasse devant la galerie de ces anciennes gloires qui n’auront jamais vécu de tels moments. Coup de blues chez les jaunes.
Canal remballe ses cameras, ses câbles et ses micros. Même si ce n’est la joie pour personne, c’est quand-même la télé qui s’en sort le mieux, planche de salut désormais incontournable des supporters.
Quand te reverrai-je public merveilleux… ?
Mais au fait, les spectateurs n’auront-ils pas perdu le goût et l’envie de reprendre le chemin des stades lorsqu’un jour les portes leur seront de nouveau ouvertes ?
Surtout avec des matchs le dimanche à 21h en plein hiver alors que, bien au chaud dans son canapé, le supporter a droit en exclusivité aux savoureux échanges entre l’arbitre de champ et celui de la vidéo qui nous ramènent parfois aux sketchs des années Sébastien avec Shirley et Dino. Ce serait bête de rater ça en retournant au stade.
Entre les blessures récurrentes, les commotions à répétition, les protocoles Covid qui bousculent le calendrier, les variants anglais et sud-africain qui font exploser en vol la Coupe d’Europe, le rugby aura du mal à s’en remettre et ne sera sûrement pas le seul.
Qu’il soit pro ou amateur le sport est indissociable de la présence de spectateurs et d’un environnement émotionnel, tout comme le théâtre, le cirque ou la musique. Les caméras assurent un service minimum et sauvent les meubles…pas plus!
Demandez-donc à Riccardo Muti dirigeant, l’air contrit, la marche de Radetzki en clôture du concert du nouvel an devant les fauteuils vide du Musikverein de Vienne.
« Bonne nuit, à la prochaine ! » Le contrôleur de la PAG est toujours frigorifié lorsque je quitte le Michelin un peu avant minuit.
« Le grand ennui, c’est d’exister sans vivre » disait déjà Victor Hugo.
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