Le 1 er août 1914, Jean Jaurès vient d’être assassiné, la saison thermale auvergnate bat son plein et les cinémas projettent un film muet pas vraiment de circonstance, Les Gaîtés de l’escadron. À partir de 16 h 30, au son du tocsin, la mobilisation général s’étale sur les murs et sur quinze jours, envahissant aussi les esprits à grand renfort de cloches et de clairons aux carrefours.
À Clermont-Ferrand, malgré une Marseillaise, un Chant du Départ et quelques réservistes devançant l’appel, elle ne déclenche pas une ferveur patriotique intense. Faire face accapare toutes les énergies, même le 9 août lorsque le 92 e R.I. part pour la Grande Guerre , avec son chien mascotte, Marquis, perdre beaucoup de ses hommes et gagner la Croix de guerre avec fourragère pour sa bravoure dans la Somme et à Verdun.
Beaux gestes
L’imprimerie licencie ses salariés mobilisés avec des louis d’or. Michelin accompagne ses licenciements forcés de la prise en charge des enfants et familles, ainsi que de bons conseils aux soldats : se munir de chaussures de chasse, de lainages (pas de cotonnades), d’une ceinture en flanelle et d’une musette garnie d’une livre de chocolat, de 100 grammes de sucre, d’alcool et de dix pièces de 10 francs, mais pas plus pour éviter les vols et la tentation du jeu. Les officiers, eux, sont obligeamment priés de se munir d’un tire-bouton, d’une grande chemise de nuit et d’un bonnet.
Aux hommes mobilisés font écho, place des Carmes, les réquisitions de chevaux et voitures. Les quais de la gare sont envahis, les pleurs contenus et les beaux gestes légion… Bib donne un million de francs pour les aviateurs. Un minotier de Chamalières vend sa farine à prix coûtant. Torrilhon fournit des vêtements imperméables. Avant d’en devenir le président à son ouverture, le 2 janvier 1916,
Raymond Bergougnan est le principal donateur du Foyer du Soldat. Située rue Antoine-d’Auvergne, cette structure refuge des militaires blessés ou en convalescence vise aussi à les empêcher de traîner en ville en s’alcoolisant…
Xénophobie et délation durant la Grande Guerre
Par ailleurs, on se rue récupérer ses économies. On paie avec des billets de 100 francs pour que la monnaie soit rendue en pièces d’or, valeur refuge sacralisée. Le bruit court que le magasin Félix Potain, rue Blatin, rend la monnaie à – 6 % !… Autre problème, les étrangers. Officiellement, ils ont vingt-quatre heures pour déguerpir vers la Suisse ou l’Italie, pays neutres. Officieusement, tous les trains étant passés sous contrôle militaire, l’obtention de billets relève de l’illusoire. Malgré l’instauration de cartes de séjour avec photo, un climat délétère s’installe, par exemple dans la cour de la gare clermontoise où des mots présumés ressembler à du prussien sont entendus. Immédiatement, les militaires sont alertés ; l’un des suspects s’enfuit, l’autre est sourd-muet ! La presse diffuse des communiqués de mise au point de familles aux patronymes germanisants, tels les Streichenberger contraints de justifier de leurs états de service pendant la guerre de 1870. Les temps sont d’autant plus durs pour les Alsaciens et Mosellans, officiellement Allemands, que des espions « fritz » se prétendent être des leurs.
Prisonniers et évadés très recherchés
Très vite, surgit le problème crucial de la main-d’œuvre. Le médecin principal de l’Armée, Ernest Charles Vigenaud, maire républicain modéré de Clermont-Ferrand, ouvre un bureau en ville afin de trouver les bras nécessaires pour vaincre sur un autre front, celui des moissons, vendanges et autres récoltes de pommes de terre et betteraves.
Dans ce contexte, dès la fin août 1914, les prisonniers sont très prisés dans le Puy-de- Dôme, sauf à Dallet où le maire se montre irrémédiablement allergique à la présence de « Boches » sur sa commune ! Essentiellement centralisés près de Gerzat, dans une usine de betteraves désaffectée équipée d’une bibliothèque de 1 800 volumes, ils bénéficient, une fois par mois, des services d’un prêtre ou d’un pasteur et sont bien traités, à en croire les rapports rassurants d’un médecin suisse. Ils travaillent 1 dans l’agriculture (dix heures par jour) comme faucheurs, moissonneurs, conducteurs d’engins, à l’entretien des marais, aux coupes de bois, etc.
D’autres, moins chanceux, passent douze heures quotidiennes à l’usine électrique de la Sioule – sous la férule d’un gendarme aussi zélé que redouté –, curent la Tiretaine en aval de Clermont pour optimiser la production de l’arsenal des Gravanches, triment aux mines de Saint-Éloy ou décrochent la pierre, à Volvic.
En 1916, considéré comme trop pourvu en prisonniers (environ 2 000), le Puy-de- Dôme est sommé de s’en délester de deux cents, dont certains utilisés au captage des eaux de la Ville de Clermont-Ferrand. De colère paysanne en promesse de relève par des Alsaciens germanophiles et tergiversations gouvernementales, « l’affaire du prélèvement » s’étiole. Par contre, pas question d’oublier de dénoncer les évadés 2 . Les instituteurs font passer le message à leurs élèves. La presse diffuse des avis de
recherche. Des primes de vingt francs par soldat débusqué – cinquante pour un officier – sont promises aux chasseurs d’évadés.
Des camps de concentration…
En France, comme dans tous les pays belligérants, des dizaines de milliers de personnes sont arrêtées – souvent en famille – puis enfermées sans recours ni jugement dans des « dépôts d’internés » ou des « camps de concentration » 3 , éloignés des zones de combats. Au nombre d’environ soixante, certains perdurent jusqu’à la prise d’effet du traité de Versailles, en janvier 1920.
Qui sont les occupants de ces camps ? Des étrangers considérés comme ennemis (Allemands, Austro-Hongrois, puis Bulgares, Ottomans, Russes), des indésirables (tenanciers de bars ou prostituées des zones de combats) et, bien sûr, des Alsaciens- Mosellans parmi lesquels le prix Nobel de la Paix 1952, Albert Schweitzer, enfermé avec son épouse, Hélène, dans le camp de Garaison (Hautes-Pyrénées) où, de septembre 1914 à décembre 1919, 2 250 civils connaissent des conditions de vie insalubres. Pourquoi sont-ils ainsi « concentrés » ? Essentiellement à des fins militaires, pour éviter qu’ils combattent contre la France et perturbent l’effort de guerre.
À Clermont, Issoire, Cellule…
Où sont-ils dans le Puy-de-Dôme ? À Issoire, en long séjour. À Clermont, dans la Maison de la Chasse, rue Fontgiève, où se retrouvent parquées des familles entières d’Alsace-Moselle. Nantis de cartes bleues, blanches (loyauté douteuse) ou rouge (francophones), beaucoup travaillaient chez Bergougnan. À la fin des années 1920, certains obtiendront des indemnités compensatoires. Par le camp d’internement de Cellule sont passés 2 000 à 3 000 « internés », comme en atteste le registre d’écrou. Parmi eux, à destinations principales de la Maison de la Chasse ou de la Suisse et confrontés à un dénuement certain 4 , beaucoup de « sujets » polonais, « austro-allemands », alsaciens-mosellans – en provenance majoritaire de Lyon –, des gouvernantes, institutrices, tisseuses « de passage » et beaucoup d’enfants.
Il n’est pas étonnant que, dans le « pays des droits de l’homme », l’organisation de telles zones de non droit, conçues à partir d’origines ethniques ou d’opinions supposées, n’ait guère suscité d’investigations enthousiastes. Cependant, depuis les années 1990, sous l’impulsion de l’historien de l’Université de Bourgogne et chercheur au C.N.R.S., Jean-Claude Farcy (1945-2020), relayé localement par le géographe-historien Pierre Mazataud (1934-2018), le sujet n’est plus occulté. À défaut de ne plus être tabou.
1 Sauf, réglementairement, les officiers, absents dans le département.
2 Environ 300 tentatives annuelles.
3 Expression née en Grande-Bretagne, lors de la seconde guerre des Boers (1899-1902).
4 De la toile est demandée pour fabriquer (dans des ateliers sur place ?) mouchoirs et serviettes.
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