Dans la première décennie du XXe siècle, le journaliste Pierre François Lardet, critique théâtral pour une agence de presse, court le monde lyrique et l’aventure touristique. En 1909, dans un village du Nicaragua, il succombe aux charmes d’une boisson à base de farine de banane, fève de cacao grillée, maïs pilé et sucre. Pendant ce temps-là, à Paris, un industriel fabrique et commercialise déjà une gamme de produits Banana, dont le « roi des reconstituants », la Banacacao.
De retour en France, vraisemblablement avec l’aide d’un pharmacien, Lardet se lance dans l’aventure fortifiante de la jeunesse à partir de deux produits coloniaux emblématiques, le cacao et la banane… En 1914, il dépose quatre marques au tribunal de commerce de Paris. Le 31 août, à 10 heures, vient le tour de celle de Banania, domiciliée à Paris (IX e arr.), 48 rue de la Victoire. Dans la foulée, une première affiche publicitaire fait la part belle à une Antillaise qui répand sur une foule en liesse les bienfaits de la « [s]uralimentation intensive » et mentionne l’usine de production, à Courbevoie (1) . Pourtant, malgré l’investissement financier personnel de Madame Lardet, les ventes stagnent quand éclate la Grande Guerre.
« L’ami Y’a bon »
Pour épurer ses stocks en donnant « force et vigueur » aux soldats, Lardet décide d’envoyer sur le front quatorze wagons remplis de bonne poudre et sollicite son ami Giacomo de Andreis – affichiste du célèbre atelier parisien Camis – pour dessiner un tirailleur sénégalais qui deviendra l’ambassadeur de Banania. « L’ami Y’a bon » est lancé et déposé à la Bibliothèque nationale, le 30 août 1915.
Forcément plus fleurie, la légende voudrait que l’officier de réserve Lardet tombât nez à nez avec un tirailleur sénégalais vidant sa gamelle, assis sur une caisse en bois, au pied d’un arbre. Comme la plupart de ses compatriotes, il est sensé utiliser les formules « Y’a bon » ou « Y’a pas bon » pour désigner la qualité du rata.
Quoi qu’il en soit, le succès de la trouvaille pousse Lardet à voir plus grand. Il s’associe avec Albert Viallat, qui a fait fortune dans l’hôtellerie et possédé, entre autres, les aspirateurs Electrolux, les moteurs Staub, les fours La Cornue et les savons Cadum. Ensemble, en 1921, il lance la société anonyme Banania.
De procès en T.S.F
Toutefois, au fil des ans, les dérives somptuaires de Lardet, qui investit à tout-va dans les chevaux de course et les mondanités, grignotent dangereusement les finances de l’affaire. Les administrateurs de Banania s’affolent et organisent son éviction, effective en 1925. Furieux, Lardet enchaîne au long cours coups de gueule ou de révolver et procès avant de reprendre ses activités journalistiques… Et de mourir, désabusé et presque ruiné, en 1945.
Dès 1927, Viallat s’adjoint l’appui familial et financier de son neveu, Albert Lespinasse. Directeur d’un palace monégasque, il se met très vite dans la peau de Banania, dont il présidera officiellement les destinées de 1953 à 1972. Vedette de l’Exposition coloniale de 1931, l’entreprise épouse son temps qui crépite aux grésillements révolutionnaires de la T.S.F. et à la magie du cinéma. Dans les salles obscures, Pathé Cinéma et Jean Mineur font résonner la chanson de Banania sur un air martial et à deux voix, masculine et féminine : « C’est un déjeuner, un goûter délicieux, Banania, Banania, Banania. Y’a bon. Banania, Banania, Banania. Ba-na-nia »
Clermont, l’autre capitale de Banania
Publicité intelligente et mécénat judicieux mettent vite l’usine à l’étroit dans ses locaux peu extensibles de Courbevoie. Pourquoi ne pas créer un dépôt dans le cœur de la France ? Par l’intermédiaire des Économats du Centre, Banania loue à Clermont-Ferrand, place de Verdun, le vaste local désaffecté de l’ancienne malterie-brasserie Tartarat. Nous sommes en 1938. En 1940, des bombes tombent sur Courbevoie faisant des morts, des blessés et d’importants dégâts dans l’usine. Un repli provisoire sur le dépôt clermontois – en zone libre – s’impose, ainsi qu’un slogan de circonstance, « Banania sera votre DCA : Défense Contre l’Anémie ».
Une fois la guerre et le rationnement terminés (2) , en 1953, Banania devient propriétaire de ses murs auvergnats et s’offre les services de Jacques Bazaine, qui base sur l’humour affiches et premiers films publicitaires, tandis que l’illustrateur de renom, Hervé Morvan, revisite le tirailleur [Lire ci-dessous].
Des initiatives à l’origine de l’obtention de l’Oscar 1960 de la Publicité, prélude à celle du Grand Prix de la Publicité 1965.
Sur un char de carnaval !
Vers 1970, dans une ambiance aussi joyeuse que laborieuse, la production annuelle moyenne atteint 10 000 tonnes sur les sites de Courbevoie, qui emploie 170 ouvriers, et de Clermont où travaillent soixante-dix salariés. Parmi eux, Marie-Thérèse de Beaumont se souvient des mélangeurs du rez-de-chaussée, un travail d’hommes, et du tapis roulant de remplissage des sachets, un boulot de femmes. Après la vérification du poids 3 , l’emboîtage en carton et la mise en caisses, direction, par camions, les grossistes du Sud de la France. Le travail, assez répétitif, se déroule – en accord avec la direction – du lundi au vendredi, de 10 heures à 17 h 30, ce qui ne présente sans doute pas toutes les garanties de légalité mais les samedis et dimanches sont chômés et comme les inspecteurs du travail repartent les bras chargés de grandes boîtes de Banania, tout le monde est content ! Pour une fête du quartier des Ormeaux, les employées concoctent même un char de carnaval composé d’« une case et de déguisements africains autour de Banania ».
Départ de Clermont et de France
En 1966, Banania lance le granulé chocolaté instantané Benco. L’année suivante, l’entreprise passe sous contrôle des laboratoires pharmaceutiques Midy et songe à regrouper sa production. À partir de 1973, la vaste usine de Faverolles, dans la Somme, se destine à absorber celles de Courbevoie, qui ferme en 1976, et de Clermont.
Le président Bernard Lévêque s’efforce d’autant plus de maintenir une activité dans la préfecture de la région Auvergne qu’il est le mari de la petite-fille d’Auguste Rouzaud, le fondateur de la chocolaterie royataise À la Marquise de Sévigné. Ainsi, ce n’est que le 31 décembre 1984 que Banania quitte définitivement Clermont après plus de quarante ans de bons et fortifiants services.
La firme passe ensuite sous contrôle américain de la Corn Products Corporation (1987) et d’Unilever (1990) puis, en 2003, de la holding française Nutrial. Un retour en fanfare sur le devant de l’actualité pour Banania, sponsor du Tour de France de l’année 4 .
Le 15 avril 2019, l’usine de Faverolles ferme. Banania, l’une des marques les plus connues des Français, n’est plus « made in France ». Néanmoins, en 2024, nous n’oublierons pas qu’elle fut partenaire des Jeux olympiques de Paris…
1924.
« Je déchirerai les rires Banania »
L’homme qui ose ainsi dézinguer le mythe publicitaire Banania est le normalien et premier Noir agrégé de grammaire française, Léopold Sédar Senghor. En 1948, son recueil Hosties noires s’ouvre sur ce poème liminaire, écrit en avril 1940 : Vous, Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort/Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ?/Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux Je ne laisserai pas – non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement./Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur Mais je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France.
Rien d’étonnant à ce que, à la fin des années 1950, Senghor – député depuis 1945 de la circonscription Sénégal-Mauritanie – fasse savoir à Banania qu’il apprécierait beaucoup voir une pub moins colonialiste. H. Morvan conçoit donc une affiche plus graphique que réaliste, à vocation apaisante pour la « Négritude » chère au (bientôt) président de la République du Sénégal…
Un demi-siècle plus tard, en février 2006, bien que le slogan historique ne soit plus utilisé depuis 1977, Banania est contraint à y renoncer définitivement après une plainte du Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais le considérant « contraire à l’ordre public pour son caractère raciste, de nature à porter atteinte à la dignité humaine ».
1 / 4-10, rue Lambrechts.
2 / En France, à partir du 1 er décembre 1949.
3 /250 g. 500 g. et 1 kg.
4 / Comme en 1938, 1984, 1985 et 1986.
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