Sébastien Deguy a créé l’entreprise et en a porté son développement à l’international, avec aujourd’hui 120 collaborateurs sur une dizaine de sites. Entre Paris et Los Angeles, nous avons eu la chance d’échanger avec lui dans ses locaux près de la place de Jaude.
Q: La créativité et la curiosité, tu es tombé dedans quand tu étais petit ?
R: J’ai toujours été un touche-à-tout créatif, et je me suis intéressé à des domaines variés : la musique, le cinéma, les sciences, l’écriture… Mes deux grands axes étant l’art et la science. On m’a même dit que j’étais assez “renaissance »: j’écris des nouvelles de science-fiction, je fais des films, des morceaux de musique… Il faut que je produise. Si je ne crée pas, je me sens mal !
Q: L’art et la science se retrouvent aussi durant tes études…
R: Oui, je suivais des études de sciences, mais voulais aussi être réalisateur. Ainsi j’ai fait un DEA d’imagerie informatique et j’ai tenté de rentrer à la FEMIS* – mais je n’ai pas été retenu en section réalisation. En revanche, j’ai pu obtenir une bourse du ministère pour faire une thèse centrée sur l’image.
A ce moment-là, j’ai eu un gros accident de voiture et un traumatisme crânien. C’était assez flippant, car mon père m’a raconté qu’à l’hôpital je faisais un reset toutes les trois minutes, je ne me souvenais de rien ! Il m’a dit que je posais les mêmes questions dans le même ordre … Je me suis alors demandé si, dans un contexte donné, on n’est pas programmé à arriver aux mêmes conclusions ? La question du déterminisme, du hasard… de vraies questions philosophiques ! C’est ce qui m’a poussé à m’intéresser aux processus aléatoires, et j’ai réorienté mes études pour faire une thèse en sciences, sur les processus stochastiques.
Q: Est-ce cela qui t’a orienté vers les images de synthèse ?
R: Quand tu fais une thèse, tu fais un peu d’enseignement. On m’avait donné une petite charge sur l’image de synthèse au Puy-en-Velay, avec un nouveau logiciel : Softimage 3D. Il était très utilisé dans les blockbusters de l’époque, comme Jurassic Park. J’ai vu une intersection : dans la modélisation, il y a des fonctions de « bruit » pour lesquelles les prototypes que je programmais – issus des travaux de mathématiques appliqués sur lesquels je travaillais -, étaient plus efficaces que ceux du logiciel Softimage 3D, la référence du commerce. Il pouvait donc y avoir une application de mes travaux en images de synthèse : ça m’a intéressé ! Je suis allé présenter ces résultats à une conférence de Computer Graphics. Le retour du public était excellent. Il y avait déjà quelques sociétés reconnues comme étant porteuses d’un savoir faire particulier, c’était le début de la French Touch ; il y avait notamment le directeur R&D d’une société parisienne d’effets spéciaux, BUF Company (Matrix, Fight Club…). J’y suis allé, et ça a confirmé l’intérêt pour mon approche.
Q: Comment est-tu passé de ta thèse au projet Allegorithmic ?
R: Le directeur de BUF m’a dit qu’il souhaitait m’embaucher, j’étais comme fou ! J’avais grandi à l’époque sans internet, et j’étais fasciné par la programmation … je devais tout écrire, tout composer. J’avais même écrit un programme pour créer des images en anaglyphes** à partir de deux sources vidéo parallèles.
J’ai souhaité terminer ma thèse. Le lendemain de ma soutenance, je me suis dit qu’il y avait un alignement de planètes : un intérêt d’un vrai marché, en lien avec une compétence forte et originale. Dans mon immense naïveté, je pensais que ça prendrait 1 an à 2 personnes … et finalement ça a pris 10 ans.
Q: Au-delà de son domaine de compétences, Allegorithmic est une des entreprises phare du numérique clermontois. Comment lance-t-on une start-up en Auvergne dans les années 2000 ?
R: Il y a 15 ans, (…) c’était juste après la bulle internet de 2001. Le numérique et les startups de cet univers étaient très mal vus… On pansait les plaies du krach, et toute l’informatique était mis dans un même sac. Toutes les banques et organismes de financement étaient échaudés. En plus je venais du monde de l’université, j’étais enseignant chercheur : j’étais donc très académique et, à l’époque, faire une boite après une thèse était très rare dans la région. J’ai eu de la chance car mes deux directeurs de thèse m’ont soutenu !
J’ai intégré BUSI***, et je me suis rendu compte qu’il y avait un accompagnement local en recherche de projets sérieux, soutenus par un corpus scientifique non négligeable. BUSI et ANVAR se battaient contre l’image néfaste créée par la bulle internet. Mais le financement était problématique, plus que l’accompagnement. J’ai eu la chance de tomber sur Marie-Christine Fortin de la Banque Populaire, qui a pu m’accompagner. Alors ça a commencé : 2, puis 3, puis 4 employés, une aide locale… je n’ai pas vu le besoin d’aller ailleurs qu’à Clermont. D’autant plus que je suis allé chercher mon marché à Los Angeles, où à partir de 2004 je vivais à mi-temps, plutôt qu’à Paris. J’ai juste construit autour des premiers employés qui sont des mecs extraordinaires.
Q: Tu revendiques un “management libre” dans ton entreprise, de quoi s’agit-il ?
R: Ce mode de management, c’ est un mélange de
● Nature : je suis naturellement très empathique. Quand quelqu’un souffre, je souffre, donc je fais tout ce que je peux pour qu’ils aillent bien. Et au-delà, j’essaie d’être une « bonne personne ».
● Lâcheté (ou naïveté) : fondamentalement, engueuler ou virer les gens, c’est dur et je fais tout pour ne pas arriver là. On est quand même 120 personnes, et parfois tu es obligé de faire ça ; mais globalement, ça se passe très bien.
● Réflexion : on sait que la méthode du bâton et de la carotte pour les fonctions créatives, ça ne marche pas à long terme, il faut arrêter. Quand tu as besoin de réfléchir à ce que tu fais, de trouver des solutions originales à tes problèmes, il vaut mieux être autonome.
L’autonomie, c’est sans doute le plus flippant : les gens sont responsables, ils se débrouillent, et on leur dit dès le début. Finalement, au même titre que dans une salle de classe, tu sais qui est le bon et le tricheur entre élèves ; c’est la même chose chez nous, il y a une forme d’auto-organisation. Parfois ça ne marche pas, mais j’essaye de tendre vers ça. Et ça a marché grâce aux personnalités des premiers.
Q: Où en es-tu aujourd’hui de tes projets ?
R: J’ai obtenu un diplôme de Stanford en business, pour compléter mon approche scientifique. Cette année, on a créé le Prix des effets spéciaux au Festival du Court Métrage [de Clermont, bien sûr]. J’ai dit durant le speech que je me souvenais d’une visite de Jan Kounen qui venait présenter son film Gisèle Kérosène en classe, et j’ai trouvé génial de voir une personne apparemment normale qui avait cette super expérience. En ce qui concerne Allegorithmic, c’est devenu une PME d’environ 120 personnes, avec 10 sites dans le monde. On est très tourné vers l’extérieur et l’étranger, qui représente 95% de notre CA. La moyenne d’ancienneté est de moins de 2 ans car il y a eu beaucoup d’entrées, et parfois on ne se connait pas avant un moment ! Ce qui fait que les nouveaux ne partagent pas toujours le background.
Q: Allegorithmic garde une aura fascinante et un peu mystérieuse … quelles relations souhaites-tu avoir avec l’écosystème clermontois ?
R: Maintenant, j’ai envie de transmettre l’expérience sur l’écosystème et d’interagir avec lui. Si ça peut être utile, je le ferai avec plaisir. Mais conseiller est dur, car certes il y a du travail, mais aussi de la chance ! Et je sais qu’on a souvent été complètement naïfs et fous, et ça aurait pu ne pas passer. Je peux raconter l’histoire facilement et ce que j’en ai tiré. On m’a également incité à candidater aux Trophées Entreprises International et ça m’a fait plaisir de faire cela dans et pour la région. On se rend compte qu’on est une entreprise qui compte, et on a besoin d’un peu de reconnaissance. On a une portée mondiale, Blade Runner 2049 a été fait avec nos outils, les meilleurs jeux vidéo aussi, et j’en suis fier.
*une des principales écoles de cinéma à Paris
**vision stéréoscopique utilisant le principe des couleurs primaires différentes devant chaque oeil
***le seul incubateur d’entreprises à l’époque sur Clermont, orienté numérique / biotech
En savoir plus sur https://www.allegorithmic.com/
Entretien: Damien Caillard- rédaction Cindy Papallardo et Damien Caillard. Interview à retrouver sur le site du Connecteur.
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