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Le voyage dénaturé

C’était il y a vingt ans. Une partie du Cambodge était encore sous la férule des Khmers rouges. Pol Pot était encore vivant mais presque mort. Hun Sen manœuvrait pour évincer le prince Ranariddh du pouvoir.

Il ne fallait pas s’égarer à Angkor. Les mines bordaient les temples. Mais  ces derniers étaient alors à vous seul, dans leur moindre recoin et le déclencheur, rare, des argentiques avait encore ce doux bruit aujourd’hui suranné.

20 ans plus tard, en 2016. Hun Sen règne en despote. Je n’étais plus à Angkor qu’un touriste parmi les touristes ; jouant des coudes avec les hordes chinoises, évitant les crachats, supportant leurs exclamations sans retenues. Surtout bataillant avec leurs perches à selfie. Déjà, le sujet devenait soi et non plus le lieu. Un égocentrisme affiché, l’œil vissé à l’écran ridicule comme dans un miroir. Il fallait ruser pour s’en protéger et en réchapper. Ce n’était pourtant pas le pire.

Le drone supprime le voyageur

2017. Indonésie. Bali.

Loin des rives sud qui concentrent son tourisme, le reste de l’iîe des Dieux s’ouvre serein, calme et authentique. Au nord-est, des villages de pêcheurs. Leur retour au levé du soleil, sur leur jukung (pirogue à deux balanciers et voile austronésienne) forme un ballet captivant et élégant.

Les femmes attendent leur homme et la pêche. Les enfants trompent l’ennui en jouant avec un rien. Un moment de contemplation, de beauté, de magie, de calme et d’attention.

Jusqu’à ce qu’un drone vienne emplir le ciel de son bruit parasite et strident, anonyme et intrusif. Son pilote, œil rivé à l’écran et pouces aux manettes, le suit en différé, ignorant de l’Autre, ignorant du lieu, fermé à toute sensation.

Quelques jours après, ascension ardue de l’Agung (1). Pour le lever du soleil et, paraphrasant Romain Gary, « avoir le ciel  pour piédestal ».

Comme en montagne en général, l’humilité reste de mise et, au-delà de l’effort, la contemplation sa récompense. Le petit groupe agglutiné au sommet y sacrifie naturellement, comme les guides en prière devant la trinité hindouiste en un autel encensé. Ici, comme souvent, les sommets sont le domaine sacré des Dieux.

Le nain voyageur

Pourtant, insupportable sera ce « zonzonnement »  métallique des pales d’un drone, sorti du sac et qui viendra heurter en toute impunité cet instant magnifique. Sans prévenance, sans attention si ce n’est du pilote pour lui-même. Il n’aura qu’une urgence : revenir au wifi de l’hôtel, se mettre en abyme sur les réseaux sociaux, comptabiliser les vues et les « amis » et battre ses records.

Il est le nouveau touriste. Il est le nain de jardin d’Amélie Poulain.

 

1-Principal volcan de Bali. 3 000 m

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À propos de l'auteur

Eric Gauthey

Né avec la crise des missiles de Cuba, son enfance, ses études et ses premières années de la vie d’adulte furent nomades.
Au début des années 90, il émigre à Clermont-Ferrand pour se sédentariser. Son métier, non moins sédentaire, l’engage dans le service au public (transports publics de l’agglomération clermontoise).
Le voyage reste sa passion, pour ses vacances mais pas seulement. Cofondateur d’Il Faut Aller Voir et du RV du Carnet de Voyage, il pousse jusqu’à publier deux ouvrages : « Cher Bouthan » – 2011 et « Buna Tatu » - 2017 (sur l’Ethiopie).

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