Rue du Port, nuit du 8 au 9 mai 1910 – Deux policiers découvrent un corps gisant sur la chaussée. L’homme ne porte aucune trace de blessure, mais ses papiers d’identité ; il s’agit du professeur Bernard Brunhes, 42 ans, directeur de l’observatoire du puy de Dôme et président de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont. Transporté à son domicile, 37 rue Montlosier, il meurt dans la journée du 10, sans avoir repris connaissance.
B.Brunhes, né le 3 juillet 1867 à Toulouse, est le petit-fils d’un sabotier prospère d’Aurillac et l’aîné des sept enfants de Julien Brunhes, professeur agrégé de physique dans la « ville rose » puis universitaire à Dijon. Comme celui de ses frères – Jean, normalien (section lettres), et Louis, polytechnicien – son palmarès est copieusement garni : double bachelier (« philo » et « mathélèm »), il obtient le premier prix de mathématiques au Concours général avant de savourer une admission simultanée à Polytechnique et à la l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Ayant opté pour cette dernière, il en sort lauréat de l’agrégation de physique. Docteur ès sciences en 1892 (à 25 ans !), il enseigne à la faculté de Lille et multiplie les recherches dans tous les domaines, collaborant en particulier avec Pierre Curie.
Magnétisé par l’Auvergne
C’est alors qu’il occupe la chaire dijonnaise de son père que Louis Hurion, « prof » de physique à Clermont-Ferrand et directeur de l’observatoire du puy de Dôme, lui propose de permuter avec lui. Le 1er octobre 1900, avec femme (Marie) et fillette de deux ans (l’aînée des cinq enfants du couple), il découvre Clermont, son laboratoire de physique et son observatoire météo, constitué d’une station au sommet de « l’horloge » des Clermontois[1], reliée par ligne télégraphique à la station de plaine, nichée dans la tour de Rabanesse. Pour effectuer les relevés, le gardien de l’observatoire, ni frileux ni scientifique, « fait l’affaire » depuis vingt-cinq ans ! L’une des premières décisions de Brunhes est de le remplacer par un professionnel prêt à jouer les ermites à l’année et à 1 465 mètres d’altitude ! C’est Pierre David qui exercera ce « sacerdoce » dix ans, une période déterminante pour l’observatoire, équipé d’un sismographe, et capitale pour la compréhension du magnétisme terrestre qui accapare les deux chercheurs.
L’ère de Brunhes
À l’aube du XXe siècle, seules les variations d’intensité et de direction du champ magnétique terrestre sont connues depuis un peu plus de 300 ans. Et avant ? Par monts et par vaux volcaniques, en observant les déclinaisons et inclinaisons des porcelanites, dites « briques rouges », Brunhes et David constatent que, de tout temps géologique, des variations sont intervenues. En 1904, une série de mesures sur les dalles du temple de Mercure révèle sans ambiguïté qu’en 2 000 ans, leur champ initial n’a pas été modifié par le champ actuel. Le paléomagnétisme est né. L’inversion du champ magnétique terrestre est en gestation…
En 1905, alerté par un ingénieur des Ponts et Chaussées, Brunhes scrute le gisement cantalien de porcelanite de Pont Farin, sur la commune de Cézens, près de Pierrefort. Surprise ! Son déclinomètre révèle une inclinaison complètement folle faisant apparaître un pôle nord magnétique proche du pôle sud géographique actuel. De quoi déboussoler moult vieilles barbes scientifiques, murées dans une incrédulité obstinément étanche ! Au cours des années 1960, les progrès dans la datation des roches « jeunes » permettent de dégager quatre grandes périodes « normales » ou « inverses » couvrant chacune environ un million d’années. La doyenne, Gilbert (inverse) remonte à – 4,5 millions d’années ; lui succèdent Gauss (normale), Matayama (inverse) et Brunhes (normale).
Ainsi, quelque six milliards de M. Jourdain vivent sans le savoir à l’ère de Brunhes…
[1] Construite sous l’impulsion du professeur Émile Alluard, son premier directeur (1871-1886), elle est, depuis 2015, l’un des trente sites mondiaux labellisés « Global GAW » pour la qualité de sa surveillance de l’atmosphère globale.
L’« épisode »[2] de Laschamps
En 1972, la période « normale » de Brunhes vient de passer 690 000 ans paisibles quand Norbert Bonhommet, un thésard d’Alexandre Roche – directeur de l’observatoire de Strasbourg – découvre une inversion complète dans une coulée du puy de Laschamps.
Vieille d’environ 30 000 ans, elle n’a duré « que » 2 000 à 3 000 ans. Néanmoins, elle fait l’effet d’une bombe. En effet, une inversion aussi récente aurait pu conditionner des variations climatiques indétectables sur des inversions plus lointaines. D’où – les inversions étant « normalement » mondiales – l’application de l’univers scientifique à dénicher des phénomènes analogues contemporains, qui ne sauraient néanmoins ôter « au Laschamps » sa déroutante originalité !
[2] Nom donné à une inversion passagère du champ magnétique.
Merci posthume…
Aux professeurs Suzanne Gély et Jean Didier, vulgarisateurs passionnés de la richesse scientifique de Bernard Brunhes.
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