J’ai dans l’idée d’écrire ma ville et leurs habitants comme un géographe cartographie et comme un historien travaille sur des archives. J’ai commencé grâce à un projet initié par Loïc Nowak à la Cour des 3 coquins dans le cadre du master de création contemporaine.
Dans mes années d’étude j’ai découvert Gens de Dublin, ce recueil de Joyce m’a marquée tant par son esthétique que par son sens tragique et mystique. Je me souviens notamment d’une femme incapable de quitter sa ville malgré son présent douloureux. J’avais 19 ans. Sans doute je me suis vue enfermée moi aussi, enfermée car incapable de quitter les abords de mon Impasse Verlaine que j’avais pourtant fuie.
Je n’ai jamais quitté Clermont-Ferrand. C’est ma ville et je suis de ces gens-là aussi.
Mes romans se passent à Clermont-Ferrand ou dans ses environs. J’aime écrire depuis ce qui m’est proche, ce qui est sous mes yeux. Pour mes textes à dire, je me suis engagée aussi auprès des gens de ma ville.
Mon plaisir est d’écrire sur-mesure dans la contrainte du réel, des personnes qui se confient à moi et de celles qui incarnent mes textes. J’écris aussi à partir des archives. Mon plaisir c’est d’être une de ces petites mains qui travaillent une tenue sur-mesure, un genre de tailleur… J’ai eu de la chance de rencontrer plusieurs comédiennes et comédiens qui me font confiance et sont heureux de porter mes voix. Je vais donc écrire ma ville, écrire les gens de ma ville. Je choisirai des angles, des thèmes, des lieux et j’écrirai ceux qui le voudront bien. Ces textes seront portés par ceux qui en auront désir et joie.
Voici le début de cette écriture.
Le marais
CHORYPHEE – Avant les gens, avant les deux villes, il y avait un marais. Des poacées, des typhacées, des joncacées se disputaient l’espace d’une nappe d’eau saumâtre recouvrant un terrain partiellement envahi d’une végétation ligneuse. Arborescente et folle, elle court en surface de l’eau stagnante. Nulle narine ne respire l’odeur pesante des herbes, elles naissent et pourrissent les unes collées aux autres. Il n’y a rien et il y a tout. Les arbres ne sont pas encore là, ils ne peuvent pousser sans terre, ils patientent quelque part, du côté de la zone magmatique, sur les anciennes coulées du volcan. Quand le vent souffle sur le marécage, il danse ses rondes heureuses et sans souci ; nul cri, nulle blessure, nul assassinat, nulle injustice, nulle loi du marché qui humilie le plus faible. Ça pue. Coincée dans un creux, au-dessus d’un sol imperméable, l’eau croupit, l’idiote attend la venue des hommes. Le manque de dioxygène permet la formation de méthane par dégradation des glucides, et d’hydrogène sulfuré, ça fait des bulles. Des bulles dangereuses pour l’homme. S’il vivait à cette époque, la puanteur serait telle qu’elle éteindrait son sens olfactif ; privé d’odorat, énivré par le souffre, l’homme s’engourdirait ; s’il conduisait une voiture, il se prendrait un arbre dans la carrosserie, basculerait vers l’avant et, sans airbag, se fracasserait contre le pare-brise qui volerait en éclat ; l’homme serait mort. Mais l’humanité n’est pas là. La beauté n’a pas besoin d’œil. Voyez l’eau, elle s’habille de reflets métalliques, les micro-organismes dépolluent, c’est un écosystème où les milliards de bactéries, pacifistes et bienheureuses, œuvrent à l’oxygénation du monde. Couleur rouille, c’est le cuivre qui est digéré, vert-violacé, c’est le souffre, blanc-vitreux, c’est l’aluminium ou le calcium, ou parfois le souffre encore. Sous ce bio-film, des poissons et des amphibiens se nourrissent de millions d’insectes qui profitent de cette eau peu profonde. Hors de l’eau, ces mêmes insectes vont ravitailler les oiseaux, les chauve-souris ; la biodiversité a le sens du partage, chaque créature vit pour en nourrir une autre. L’homme finit par arriver. L’endroit s’appelle la Grenouillère. Si l’homme vit trop près et trop longtemps près du marais, l’insecte lui offre le paludisme, l’homme en meurt. L’homme veut assécher le marais et toute la biodiversité disparaît sans un mot, sans rancune. Le Clermontois plante, organise jardins, vignes et vergers ; tapie sous les couches de terre et de bitume, têtue, la vie persiste, cherche la faille et l’interstice, la racine étirée depuis le souvenir du marais jaillit triomphante au milieu d’une cours, d’une ruelle, d’un coin urbanisé par l’homme et perdu – provisoirement – par la nature. C’est comme ça que face à la gare de Clermont-Ferrand, dans l’entre-deux ville un figuier s’entête à pousser malgré tous les efforts des promoteurs et terrassiers, ses racines courent, font rhizomes et ne renoncent pas à la vie.
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